sketch - Mots croisés
- Par brasseur-vansnick
- Le 25/03/2016
- Dans dialogues
Géraldine, la mine renfrognée, penchée sur un magazine, suçotant le bout de son crayon. Anita, la coach, est derrière elle, elle attend...
GÉRALDINE. – Gourde en 2 vertical… Gourde…
LA COACH. – Servez-vous des lettres que vous avez déjà.
GÉRALDINE. – O, deux N, E…
LA COACH. – Vous avez quatre lettres sur les cinq. Il ne manque que la première.
GÉRALDINE. – Gourde… C’est bête, s’il y avait eu plus de cases j’aurais mis thermos. C’est logique: Gourde, réponse: thermos, en sept lettres.
LA COACH. – Ne vous déconcentrez pas, Géraldine. Partez de ce qui est. Vous avez déjà entendu dire : Quelle gourde ! je n’ai jamais vu une gourde pareille !
GÉRALDINE. – Vous savez, je ne suis pas branchée grande randonnée. Mon truc c’est plutôt les smoothies.
LA COACH. – Ça n’a rien à voir.
GÉRALDINE. – Non, je sais. Gourde, en cinq lettres. Zonne ? Jonne ? Ponne ?... A la fin, ça donne soif, cette histoire. On se prend un petit quelque chose ?
LA COACH. – Encore ? Non, ça suffit ! En vingt minutes, vous m’avez déjà fait goûter framboise vanille, orange banane et pomme abricot.
GÉRALDINE. – Bah, c’est plein de vitamines, les fruits frais.
LA COACH. – Peut-être mais mon mari voit d’un mauvais œil que je passe la soirée aux toilettes. Géraldine, je suis votre coach de sport cérébral, mon objectif c’est de faire de vous une pro des mots croisés ; une winneuse qui remplit sa grille Télé-Star les yeux fermés ; une référence dans le monde très sélect du cruciverbisme.
GÉRALDINE. – Je sais, Anita, mais je n’y arrive pas. Il y a toujours des cases en trop ou des lettres qui se mettent en travers de mon chemin.
LA COACH. – Ça ne fait rien, Géraldine. Tenez, on va passer aux mots fléchés, c’est plus facile. Spécial les boissons de l’été. Ça doit vous inspirer, non ?…
GÉRALDINE. – Ah, chouette !
LA COACH. – Tant mieux.
GÉRALDINE. – La photo : c’est le smoothie bleuet banane, hein ? Tout le monde dit qu’il faut mettre des graines de lin. Mais moi je préfère mettre un peu de pistaches râpées. Pas trop, évidemment. On doit le sentir à peine…
LA COACH. – On attaque par le bas de la grille comme d’habitude.
GÉRALDINE. – Ce qu’il y a avec les bleuets - et ça, pas beaucoup de gens le savent - c’est qu’il faut les mettre dans le blender au dernier moment. Parce que si on les sort trop tôt du frigo, ça perd toute sa saveur.
LA COACH. – J’y penserai. Allez, sorti de l’œuf en deux lettres…
GÉRALDINE. – On peut aussi ajouter du miel, ça donne un côté plus savoureux.
LA COACH. – Géraldine !
GÉRALDINE. – Hein, oui… Pardon, les mots fléchés ! (Elle soupire.)
LA COACH. – Si ça vous ennuie tant que ça, il vaut mieux laisser tomber.
GÉRALDINE. – Ah, ça non ! Aller avouer à belle-maman que je suis nulle en mots croisés, que je ne lui arriverai jamais à la cheville, jamais ! Ça lui ferait trop plaisir, à la vieille bique !
LA COACH. – Mais bon Dieu… Vous vous rendez compte de la situation. On dirait quelqu’un qui voudrait devenir cantatrice…
GÉRALDINE. – Oui ?
LA COACH. – Eh bien, imaginez que sa voix, ce serait ça. (Elle fait grincer ses ongles sur une surface lisse.)
GÉRALDINE. – Aïe, c’est sa voix, ça ?
LA COACH. – Oui. Pardon d’avoir mis vos oreilles à rude épreuve, mais c’était pour mieux vous donner une idée du fossé qui vous sépare de la sphère très prisée des amateurs de mots croisés.
Géraldine fond en larmes.
LA COACH. – Géraldine ! Allons, ne vous mettez pas dans un état pareil ! Je suis sûre que vous allez trouver… Il y a toujours une solution.
GÉRALDINE. – Une solution ?... Oh, je sais ! Anita, je viens d’avoir une idée de génie.
LA COACH. – Aïe.
GÉRALDINE. – Ce qu’il faudrait, c’est un microémetteur comme dans les séries policières. Comme ça, à la prochaine réunion de famille, discrètement quand belle-maman est occupée à touiller dans sa camomille, je chuchote : « vache sacrée en 3 lettres… drame japonais en 2… fleuve parisien en 5… » Et vous me soufflez les réponses.
LA COACH. – Géraldine, vous êtes en train de m’inciter à tricher !
GÉRALDINE. – Oui !
LA COACH. – Vous êtes tombée sur la tête ! Et ma réputation ? Je suis coach en sports cérébraux depuis douze ans et vous voudriez que je bafoue le code d’honneur des cruciverbistes, que je me pervertisse, uniquement pour épater votre belle-mère ?
GÉRALDINE. – Je vous ferais du smoothie tous les jours.
LA COACH. – Il n’en est pas question. (Géraldine recommence à pleurer.) Allons, ce n’est pas la fin du monde. Vous savez quoi ? On va tout reprendre depuis le début, repartir sur de bonnes bases. Et je suis sûre que dans quelques mois,… quelques années,… vous serez…
GÉRALDINE. – Vous croyez ?
LA COACH. – Mais oui.
GÉRALDINE. – Oh, c’est vrai : maintenant que vous le dites, je sens qu’il y a au fond de moi - tout au fond - quelque chose qui ne demande qu’à éclore.
LA COACH. – On va y aller en douceur. Regardez. (Elle sort de son sac un Pif magazine.) Là, horizontalement, il brille dans le ciel, surtout pendant l’été ?
GÉRALDINE. – Le soleil ?
LA COACH. – Bravo, excellent ! Et ici, en trois lettres, on s’y couche pour dormir pendant la nuit ?
GÉRALDINE. – Le lit ?
LA COACH. – Merveilleux, Géraldine. Ça vient; vous sentez que ça vient ?
GÉRALDINE. – Oui.
LA COACH. – Mettez un T au bout du lit, ce sera encore plus joli. (Aparté.) Ce n'est quand même pas gagné !